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28 décembre 2012 5 28 /12 /décembre /2012 19:19

 

Hier j'ai tué quelqu'un. Cela vous ai-t-il déjà arrivé ? Jusque là, l'idée même d'en venir à cet irrémédiable geste ne m'avait alors jamais effleuré. Pourtant je me suis levé comme tout autre matin. Rien de plus, rien de moins. On ne se réveille pas un beau jour en se disant : Tiens ! Et si aujourd'hui je tuais quelqu'un !...

On pense à tout, à rien, à ce qui nous attend, ou à la nuit achevée. Jamais, de ma vie, je n'ai pensé à un truc pareil. Mais ce matin là, il arriva cette chose étrange qu'à ce moment précis où j'écris ces lignes je ne peux toujours pas expliquer.

 

Il est 6h44 et la mélodie préenregistrée dans mon téléphone portable me sort d'un sommeil banal en m'infligeant une fois de plus ce morceau de Telepopmusic, mais comme les paroles me disent I don't put a smile upon your face no more je conjure le sort et me force à prendre la vie une fois de plus du bon côté. La lourdeur de mes paupières semble vouloir remettre à plus tard le moment de prendre conscience de l'importance de ce jour nouveau. Le froid de l'aube est un supplice pour mon corps entier. Je dois lutter pour m'extraire de ce lit et rejoindre la salle de bain.

Je passe une jambe, puis l'autre par-dessus le rebord de la baignoire et je tourne le robinet d'eau froide sans réfléchir.

L'eau glaciale sur ma peau m'aide à puiser les forces nécessaires et je contrôle enfin tous mes gestes.

 

Je suis à présent en pleine possession de mes moyens, je suis un homme neuf. La cafetière préréglée laisse échapper une odeur de café qui parvient sans difficulté à mes narines. J'allume le poste sans grand espoir sur les nouvelles du monde moderne. Il semble, d'ailleurs, que cette journée soit en tout point semblable aux celles passées. Rien de ce que j'entends là ne me permet de pouvoir espérer un monde meilleur dans les jours, les mois, voire les années à venir. Le monde est devenu fou. Tout, à l’extérieur, est un désordre croissant où se banalise la peur de l'autre, où l'insécurité gagne même les quartiers les moins populaires. Le racisme et l'antisémitisme ne sont même plus répréhensibles, les attentats de groupuscules indépendants se revendiquant de telle ou telle faction révolutionnaire touchent tous les milieux, et la politique ultra-sécuritaire oblige l'armée à investir le moindre lieu publique. Le monde est malade, l'homme est devenu un cancer généralisé par son inaptitude à devenir meilleur et l'issu est inéluctable, ce n'est qu'une question de temps.

 

Pourtant il faut continuer, il faut continuer de vivre, d'exister, malgré la peur, malgré la noirceur du dehors. On ne peut se résoudre à fermer les yeux, à s’endormir et à se laisser mourir. Moi, je dois tenir mon poste. Mon emploi est une sorte d'exutoire qu'il me faut conserver à tout prix pour rester à flot. Enfin je veux dire à n'importe quel prix. C'est mon travail qui me tient debout, c'est grâce à lui que je reste digne et droit.

Je suis une sorte de commercial œuvrant pour le bien commun. Je vends des assurances vies à de pauvres gens qui n'ont pas les moyens de se les payer. Mais, allez savoir pourquoi, ils achètent presque toujours. En ces temps précaires l’avenir est une valeur refuge, on espère tous des jours meilleurs, voire des lendemains qui chantent. Aujourd’hui c'est le cahos, mais après… Il y a toujours un après.

Alors on leur promet monts et merveilles. Pas pour eux bien sûr, mais leurs enfants, leurs arrières petits enfants. Ce que nous ne pouvons leur offrir aujourd’hui, nous pouvons leur promettre pour après-demain. Le rêve à portée de tous, l’assurance et l’opportunité pour ces gens d’accéder à la dignité de parents responsables dans un geste leur laissant la possibilité de transmettre, de donner quelque chose. La seule garantie demandée et nécessaire est le lègue de leur propre corps à la société qui m’emploie. Car une des filiales de ma compagnie œuvre dans les énergies pérennes, propres et recyclables. Et le corps humain, une fois mort, recèle des merveilles et des trésors dont on n’imagine pas. Notamment, sa liquéfaction et son raffinage offre un excellent carburant domestique 100 % bio et à des prix très compétitifs. Et tout ce qui ne peut être transformé en carburant, à savoir les os, les dents, les cheveux sont quant à eux recyclés pour apparaitre dans la composition d’isolants thermiques et phonique. Ces isolants et carburants entrent d’ailleurs dans un vaste programme de réaménagement du territoire et de réhabilitation des quartiers populaires dit sensibles. Ainsi ces mêmes quartiers se transforment en centres commerciaux, bureaux et autres appartements de luxe.

 

Je suis bien conscient que la morale réprouve ces pratiques abjectes mais je sais bien que la cupidité n'a jamais tué personne et je ne crois pas me tromper en affirmant qu'elle ne commencera pas avec moi. Car, en définitive, ce qui m'intéresse au-delà de tout, en ce morne monde, c'est mon chèque de fin de mois. Quoi d'autre ?...

 

Mon costume est parfaitement sombre et d'un geste mesuré je termine mon café. J'enfile mes gants de daim noir. Je suis rasé de frais. Je remets une dernière fois mes cheveux en ordre, dehors il fait encore presque nuit. J'attrape mes clés, l'attaché-case et je claque la porte.

 

Si je dois parler ou exprimer un sentiment pour définir ce que l'on ressent à l'extérieur je dirais qu'une fois le seuil de la porte franchi, c'est la crainte, la peur, et le sentiment d'être à la merci de tout. Les images des journaux télévisés sont suffisamment explicites pour se dire que personne n'est à l'abri. Il n'y a plus de refuges, il n'y a plus de zones de droits, le risque est omniprésent absolument partout quelque soit le jour et l'heure. Le poids de cette angoisse permanente pèse sur les épaules de chacun d'entre nous et malgré cela les gens marchent, courent, font du commerce, ils achètent, ils vendent, ils chantent, et rient aussi parfois. C'est presque une vie normale qui est affichée devant mes yeux. Quoique je puisse en penser, nul ne devrait avoir à supporter cela, nul ne devrait faire du désarroi son unique sentiment. Mais qu'il me soit permis de dire ceci. De toutes les manières, je continuerai d'abuser de la crédulité des brebis que j'ai décidé d'aller tondre. Le monde est fou, les hommes sont absurdes, et moi je suis bel et bien planté au milieu de ce cirque dont je fais partie.

 

Après douze stations, trois changements et deux check-point aux entrées et sorties de la bouche de métro me voilà sur mon territoire de chasse. La cité "les océans". Il me faut environ dix minutes de marche soutenue pour accéder aux portes de mon gagne pain.

Il y a là quatre barres immobilières faisant partie des grands ensembles de périphérie urbaines. L'endroit est une poubelle géante où délinquance et pauvreté se conjuguent en harmonie. Vous pouvez me croire sur parole, c'est ici, dans ces environnements répugnants que je réalise les meilleures ventes de mon catalogue.

Je suis planté au rez-de-chaussée de cet immeuble et je suis fin prêt à aller harponner mes premières victimes. L'énergie qui habituellement me pousse à commettre mes ventes fait place ce matin à une toute autre sensation. Une sorte de boule d'angoisse me comprime et me déforme la poitrine comme pour m'empêche d'avancer. Je reste là, pas un mot ne sort de ma bouche et des bouffées de chaleurs me glacent. J'ai beaucoup de mal à respirer. Je suffoque. Mon regard tombe vers le sol et s’arrête sur le bout de mes chaussures. A portée de semelle, un coupe papier en métal brossé traine là. J'ignore pourquoi mais mon corps se plie et m'ordonne de le ramasser. J'ai toujours beaucoup de mal à maîtriser ma respiration. Je me relève et place l'objet dans la poche extérieure droite de ma veste. Cet inexplicable état dans lequel je suis me fait peur puisque je ne sais pas l'expliquer. Jamais auparavant je n'avais ressentis pareille chose. Je ne suis plus sous contrôle. Mes gestes ne m'appartiennent plus. Je me sens condamné et, bien malgré moi, j'accepte cet état de fait. Je me retourne. Plus rien n'a d'importance autour de moi sauf ce que je suis, ici et maintenant. Je n'ai plus peur. Je me débarrasse de mon attaché-case qui tombe aussitôt à terre, s'ouvre et laisse choir un fatras de paperasse. Soudain le nœud oppresseur, jusque-là obstruant ma gorge et m'empêchant de respirer, se dénoue et laisse mes poumons enfin se remplir d’une provision d'oxygène pur sans limite. Les muscles de mon corps entier sont gonflés à bloc. Une force irrationnelle me conquiert de manière exponentielle. Cette force inouïe me pousse. Me soulève.  M’arrache à moi-même. Alors je cours. Droit devant. Plus rien ne compte. Je cours. De plus en plus vite. Je ne ressens rien de précis. Ni fatigue, ni effort. Rien. Je cours. Toujours plus vite. Et rien ne peut m'arrêter, non rien. Je suis invincible. Je pense, à cet instant, à l’indestructibilité de mon être, mut par un seul et unique but ; aller droit devant.

J'aperçois l'entrée de la station de métro. Je ne perçois plus le trottoir sous mes pieds, ni les rues de part et d'autres. Mon champ de vision est de plus en plus étroit, et tout ce qui m'entoure devient sombre et noir. Le check-point n'est plus qu'à une vingtaine de mètres et le binôme de  soldats armés en faction me fait face. Au péril de ma vie je me jette et enfonce le barrage. Des gens hurlent, je peux à peine les entendre. Les deux militaires sont projetés comme des balles sur les parois en carrelage blanc et dévalent les escaliers. Je ne me retourne pas et continue de courir. Je hurle des choses que je n'entends pas. Les gens s'écartent, je leur intime l'ordre de me faire place sans délai. Je descends un second escalier, un troisième et je parviens à gagner le quai bondé par la foule. Je m'arrête alors au milieu de tous ces regards braqués. Une rame de métro entre et vient stopper sa course en bordure de quai et les gens attendent, ils ne me quittent pas des yeux. Je suis là, je respire et comme un réflexe je m'empare du coupe papier toujours dans ma poche. 

Il y a un silence lourd, pesant. Je suis sûr maintenant que mon but est presque atteint. Il y a maintenant cette ombre glaciale que je ne vois pas, qui m'effleure, juste derrière moi. Qui me force malgré moi à me retourner. Je lui fais face. Et je vois cet homme. Je le regarde. J'essaie de le dévisager et je ne vois que la couleur de ses yeux. Il y a quelque chose à l'intérieur que je ne comprends pas. Quelque chose d’indéfinissable, une chose écrasante, effrayante, déchirante, un inadmissible dessein. La mort !

Sans une once d’hésitation j'enfonce la lame d'acier froid dans le foie de l’homme. Les chairs n'offrent que peu de résistance à mon geste et un flot soudain de sang tiède et presque épais vient enduire mon poignet assassin. Le mouvement de rotation de mon poignet dans son ventre vient achever le travail et je sens le corps jusque-là debout se résigner à l’abandon et échapper à toute forme de lutte. L'homme s'effondre devant moi. Je le regarde, il est à présent sans vie et je ne peux expliquer mon geste. La stupeur envahit les spectateurs de ce théâtre sous-terrain et me ramène à la réalité. Je refais doucement surface et je réalise mon acte irraisonné. Mon corps entier tremble. Je suis pris de nausées et tombe à genoux aux pieds de ce malheureux. J'ai beaucoup de mal à contenir mes émotions. Je suis à présent terrifié. J'ai mal. Je souffre. Je ne comprends rien, non je ne comprends rien. Ces quelques secondes sont une éternité.

La police et trois ou quatre soldats déboulent et me somment de mettre les mains sur la tête et de ne faire aucun geste. Je m'exécute sans mal. Des armes automatiques me tiennent en respect et me terrifient. Le cadavre étendu sur le dos baigne dans une marre de sang mêlé de poussière. Un des policiers approche du corps et écarte du pied, avec beaucoup de prudence, le pan du manteau recouvrant le mort. Je suis toujours immobile et la foule est massée tout autour. Ce que l'on découvre là nous plonge tous dans une insoutenable torpeur. Cet homme, devant moi, tué de ma propre main porte à la ceinture assez d'explosifs pour éradiquer la totalité de la station où nous sommes.

 

Je réalise à peine mais je viens de mettre hors d'état de nuire un dangereux terroriste sur le point de faire sauter la moitié du quartier. Des centaines de personnes viennent de passer à côté de l'horreur des conséquences d'un tel drame.

Le policier à ma droite me demande si c'est moi qui ai tué ce type. Je réponds d'un signe de tête par l'affirmative. On m'aide alors à me relever. On prend soin de moi. Des applaudissements absurdes, des mercis et autres bravos viennent me heurter. Tout ce que je vois c'est cet être humain à qui je viens de retirer la vie.

Pourquoi moi ? Qu'est-ce qui a bien pu me pousser à faire cela ? J'en sais foutre rien !

En revanche, si je n'étais pas intervenu des innocents seraient sans doute morts. Des enfants, des vieillards. Alors qui dois-je remercier ? Je ne suis pas croyant. Peut être l'instinct du vivant parfois prend le pas sur l'abomination des hommes. Peut être n'y a-t-il aucune explication et tout ceci serait pourquoi pas le fruit de circonstances fortuites.

Hier encore je n'étais qu'un courtier saignant à blancs les dizaines de clients tombant entre mes mains sans le moindre état d'âme et aujourd'hui je suis le sauveur, le héros de la station 212 A.

Demain je vais sans doute passer à la télé, je serai dans le journal, et on va me féliciter pour cet acte héroïque dont je ne suis en rien responsable.

Car si j'avais su réellement qui était cet homme et quelles étaient ses intentions au moment où je me tenais devant lui, aurais-je eu la force et le courage nécessaire pour faire ce que j'ai fait ? Peut être pas.

A dire vrai je ne le saurai jamais. 

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